Et vice versa. Documentaire, photo, podcast, dessin, expositions… La frontière entre art et journalisme est parfois ténue. Dans un monde qui se numérise, l’éducation aux médias, à l’information et à la liberté d’expression participe depuis une dizaine d’années à l’invention de nouvelles écritures. Une transversalité encouragée par les affaires culturelles de la région Hauts-de-France, qui a fait de l’E.M.I.L.E un véritable appel à la créativité. 

Le point commun entre organiser une exposition avec les jeunes d’un quartier populaire, produire une balade sonore avec des personnes âgées, ou encore, des reportages contés sur scène par des enfants ? Tous sont des projets d’éducation aux médias mêlant art et journalisme, qui ont eu lieu dans les Hauts-de-France ces dernières années. Des modes d’expression éloignés de ce qu’on pourrait attendre du sempiternel trio télé-radio-journal, habituellement associé au journalisme.

C’est à l’occasion d’une résidence CLÉA (Contrat Local d’Éducation Artistique) à Dunkerque qu’Olivia Villamy, journaliste télé, a repensé toute sa pratique. Accompagnée de sa binôme sculptrice et photographe Sarah Feuillas, elle a utilisé un atelier d’écriture avec des jeunes décrocheurs scolaires pour réaliser un mini-documentaire : « En tant que journaliste, j’ai pu explorer le sujet de l’adolescence, sous un format complètement libre. »

Numéro de Phosphore / Bayard Presse

Depuis, elle envisage son métier différemment, de manière plus créative, sur des temps plus longs et surtout, elle s’est focalisée sur la jeunesse. Dernièrement, elle a réalisé un podcast avec un lycée professionnel à Hazebrouck pour un dossier sur les smartphones publié par le magazine Phosphore. « Ça vient forcément nourrir notre pratique journalistique. Avec les réseaux sociaux, il y a une multiplicité de nouveaux formats, de nouvelles écritures. Il va falloir réinventer la presse de demain. Ces résidences permettent l’innovation. » lance-t-elle, enthousiaste.

Une médiation grâce aux médias

Lors de l’exposition Portraits de territoire de l’auteur et metteur en scène Vincent Reverte et de la photographe Sophie Palmier, 230 personnes se sont pressées aux portes du théâtre la Manekine, à Pont-Sainte-Maxence. Après l’écoute des 16 portraits sonores réalisés auprès des habitants des communes des Pays d’Oise et d’Halatte, les auditeurs ont été conviés à un spectacle familial. « Ça a permis de médiatiser le théâtre ! » soulève Vincent, aussi chargé de mission création-transmission. « On renoue avec la veillée, le village se regroupe ! » Il a également réalisé la série de podcasts sur les inégalités de genre entre Chiennes et Loups avec plusieurs établissements scolaires du département.

Portraits de territoire – André – © Sophie Palmier

Sophie Josseaux, Conseillère Éducation aux médias et à l’information de la DRAC Hauts-de-France (Direction Régionale des Affaires Culturelles) explique : « Notre appel à projet E.M.I. ne se limite pas à des structures qui ont un média, il s’adresse aussi aux théâtres, médiathèques, compagnies… Ce qui nous anime vraiment c’est l’entrée par la pratique. » Fanny-May Gilly, directrice adjointe de la Manekine, est convaincue de la démarche. « Ça nous permet de parler des territoires, de comment les représenter et comment y prendre sa place ? » affirme-t-elle en racontant un projet de balade sonore réalisée avec l’actrice Lola Naymark, des professeurs d’EPS, de géographie et de musique. « Ensuite, c’est plus facile d’amener des réflexions sur les fake news, les médias, les réseaux sociaux. Il y a un aller-retour avec l’Éducation Nationale. »

Les moyens alloués à l’E.M.I. par la région Hauts-de-France font figure d’exception sur le territoire français. « C’est au regard de notre population. » explique Sophie Josseaux « On a un fort enjeu sur la jeunesse (ndla. presque un quart de la population est mineure) mais aussi sur la lutte contre la pauvreté et l’illettrisme. On considère que l’éducation aux médias est un levier important pour la vie en société. » Tous les outils sont bons pour la médiation. Le théâtre de la Manekine, créé dans les années 70 l’a bien compris. Il est aussi conservatoire de musique, service jeunesse et insertion, et espace France Service.

Vers une émancipation créatrice et citoyenne

Parfois, c’est aussi le monde de l’art qui s’enrichit des productions journalistiques. À Roubaix l’été dernier, lors de l’exposition Futurs Désirables, organisées avec le FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain), ce sont les jeunes du projet média Labo 148, issus des quartiers populaires, qui se sont emparés du commissariat et de la production de contenus. « Ça a bouleversé la vision du FRAC sur ses propres collections et la manière d’impliquer les usagers. » raconte Ute Sperrfechter, responsable de l’innovation sociale dans le tiers-lieu roubaisien. Elle se réjouit de la dimension politique apportée par le Labo :  « Le Ministère de la Culture est habitué à financer des projets contestataires. L’art a cette capacité d’être libre, c’est la base. »

Exposition « Futurs Désirables » © Julien Pitinome (Collectif Œil)

Côté Éducation Nationale, quand on parle E.M.I., c’est aussi par le prisme de la désinformation. Du 23 mars au 16 juillet 2023, la Condition Publique accueillera l’exposition pluridisciplinaire de l’Espace Fondation EDF “Fake News : Art, fiction et mensonge”. En lien avec le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) les médiathèques, et un musée de guerre, elle est l’occasion pour le territoire de monter en compétence sur le sujet des Fake News. « L’E.M.I. ne peut pas répondre seule à tous les maux d’une société. » met en garde la référente DRAC Sophie Josseaux. « Par exemple sur des projets autour des Fake News ou de la radicalisation, les journalistes doivent être entourés d’autres professionnel·les dont c’est le métier. » Le Labo 148 apportera à son habitude un autre regard, en accueillant en résidence l’artiste portugais Filipe Vilas-Boas dans la rue couverte de La Condition Publique. Par des questionnements sur la désinformation par omission, l’invitation du public à construire ses propres récits ou encore l’installation d’une barricade, l’artiste et le Labo souhaitent attirer l’attention sur la dimension subjective et politique du concept de Fake News.

Aujourd’hui, il existe une véritable reconnaissance du lien entre l’éducation aux médias, à l’information et à la liberté d’expression et l’accès à la culture. La DRAC Hauts-de-France organise dix résidences de journalisme par an et soutient un grand nombre de projets sur ce champ parmi lesquels le réseau EMI’cycle, qui participe de la structuration des actions régionales. Les Conseils Départementaux de la région ont tous inscrit cet axe dans leurs dispositifs et le Pass-Culture inclut désormais les projets d’E.M.I.L.E à destination des jeunes. Sur l’aspect E.M.I au niveau national, une “mission flash”, portée par les députés Philippe Ballard (Rassemblement National) et Violette Spillebout (Renaissance) devrait de son côté recenser les initiatives. Pour Sophie Josseaux, « il y a encore énormément de chemin à parcourir pour convaincre l’ensemble des politiques. On doit développer cette notion de droit culturel, d’être informé, de s’informer. »


Sophie BOURLET